Les tabliers (20/01/2012)

Les gens d'âge mûr se souviennent : les ménagères autrefois portaient des tabliers, et pas seulement dans les cuisines. Il y avait les tabliers en coton (en satin fermière, qui n'était pas du satin, ou en dégravé) toujours de couleurs sombres, les tabliers bleus en grosse toile pour le jardinage, les tabliers blancs des cuisiniers, les petits tabliers à volants des serveuses. J'ai vu un jour dans une exposition un tablier de nonne, tellement reprisé qu'il ne devait pas rester 2cm2 du tissu d'origine. Des reprises adroites, très fines. Un savoir faire de nonne, du temps où l'on trouvait encore dans les merceries du coton à repriser, à peu près exclusivement dans 2 gammes de couleur : du blanc au noir, tous les tons de gris, et du blanc au marron, tous les tons de beige. Les tabliers de mon enfance étaient eux aussi reprisés, pour les faire durer un peu plus longtemps, par économie. Les tabliers protégeaient les vêtements pour épargner à ceux-ci des lavages trop fréquents. Les vêtements d'alors, de coton ou de laine, épais, lourds, mettaient un temps interminables à sécher. Il était logique de ne pas avoir à les laver trop souvent, d'autant que les lessives se faisaient encore à la main. La pénibilité de la vie quotidienne n'était pas moindre qu'aujourd'hui, quoique différente. Ma mère affirmait que ce qui avait le plus contribué à libérer les femmes était l'arrivée du lave-linge familial. Chez nous il y avait depuis très longtemps une énorme machine à laver, calibrée pour recevoir 30 draps de lit, mais beaucoup trop grosse pour le linge d'une famille, même nombreuse. Les tabliers, relevés d'une main experte jusqu'à la taille servaient aussi à transporter d'un lieu à un autre les légumes de la soupe, ou quelques objets légers, pots de confiture vides ou bois d'allumage. Je n'ai pas perdu les habitudes anciennes, et je mets un tablier dans certaines occasions un peu salissantes dans la cuisine. Non que je sois particulièrement méticuleuse. Mais c'est ainsi. Tant de choses peuvent gicler dans une cuisine… Le jus de la viande, la friture dans la poêle, la confiture de coing ou la polinte qui explose dans la marmite. Je ne prépare pas souvent de polinte, mais le tablier est toujours accroché derrière la porte de la cuisine. Tout bien considéré, je m'en sers assez peu… et mes tabliers, sans reprises, ont une longue vie inutile pendus à leur clou. Et aujourd'hui, à part les petites filles touillant la pâte à gâteau au chocolat, qui utilise un tablier ? Cette histoire de tablier me mène loin dans les souvenirs : la seule photo que je possède de mon grand-père maternel, celui avec lequel j'ai une date anniversaire commune, lui celle de sa mort, moi celle de ma naissance 6 ans plus tard, le montre avec son tablier de jardinier, un peu sale, une grande poche arrondie baillant à la hauteur du ventre. Et aussi la silhouette de ce livreur qui portait un court tablier bleu qui lui faisait comme une jupe, enfermant tout son bassin de sa couleur bleue. Je ne sais plus ce qu'il livrait, je ne me souviens que de sa silhouette comme sanglée dans ce tablier court et de sa démarche, un peu saccadée, et pas de son nom. Bizarrerie de la mémoire.

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