Mon autrefois (23/07/2015)

C'étaient des figures. Ils faisaient partie du village, malgré, ou à cause, de leur pauvreté et de leurs excès. Voici l'image que j'ai d'eux, alors que plus personne ne pense à eux. Leurs silhouettes titubantes les soirs de boissons (allez, disons le mot : de cuites), leurs voix patoisantes et rocailleuses, leurs vies solitaires dans des petites maisons inconfortables, à l'écart du village. Fantié, Ernest et quelques autres, vivotant de petits travaux payés à la journée, n'étaient plus que l'ombre d'eux-mêmes. Des sans familles, tolérés parce qu'on ne pouvait faire autrement, amenés à mourir dans la solitude, sans doute. Mais ils avaient aussi leur petite part lumineuse : Fantié jouait du cor de chasse, les soirs d'hiver, les adultes faisaient alors des réflexions acerbes, mais les enfants écoutaient, hypnotisés par ces sons plaintifs. Ernest, à chaque Toussaint, décorait la tombe de sa mère (un simple rectangle herbu bordé d'une légère grille de fer forgé) de houx et de feuillages soigneusement agencés. Le contraste était saisissant : tout autour des caveaux de pierre et de ciment, ornés de chrysanthèmes prétentieux à grosses têtes mauves, et cette tombe rustique, champêtre, si bien entretenue par un loqueteux qui se souvenait de sa mère, peut-être son seul amour. Ces vieux célibataires avaient plus triste allure que d'autres vieux, surveillés par leurs épouses (Bigre, Léon, Gustavo) ou par des neveux intéressés par leurs petits héritages. Mais qui se souvient d'eux ? Moi même je ne suis pas sûre de me souvenir de tous. De toutes les façons, quelle importance ? N'empêche ! Chacun de nous a des petits lots de souvenirs très personnels, jamais partagés et grâce auxquels nos vies deviennent singulières, ignorées de nos descendants qui, à leur tour, regardent le monde et se l'approprient, imprégnant leurs mémoires de gens, de paysages, d'odeurs, et le raconteront à leur manière, ou pas, 70 ans plus tard...

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