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09/10/2011

Je lis Alan Watts

Alan Watts, Matière à réflexion, Denoël Gonthier, coll Médiations, 1975 

Voilà un des charmes des bibliothèques publiques : trouver au hasard de la déambulation le livre auquel on ne pensait pas du tout, l'emprunter, et prendre un réel plaisir à sa lecture. Découvrir une personnalité, inscrite dans un temps largement révolu mais qui garde un ton qui peut nous toucher. Le chapitre sur la cuisine est… savoureux. "Cuisine sans couleur égale nourriture sans goût". Une description du pain sans appel. "une bouillie blanchâtre comme de la bave de limace". L'expression est toujours forte, juste. Les temps modernes ont façonné un homme qui a perdu le sens du nécessaire et du goût. Plus de bonnes pommes, de bonnes tomates. Watts dit avoir pensé que son palais avait été détérioré par un abus de tabac, tant la nourriture lui semblait fade. Mais à l'occasion d'un voyage en Angleterre chez son père, il a l'occasion de savourer de vrais légumes, frais et bien cuisinés, et c'est une révélation. Son palais va bien, mais la nourriture aux États Unis est devenue insipide. Entre ce qu'on avale devant la télévision, donc absorbé par l'écran et indifférent au contenu du plateau surgelé, et les produits préparés industriellement, il n'y a plus de place pour une vraie nourriture, dont la production ne reposerait pas sur la seule notion de profits. Son constat est amer, mais le simple fait qu'il puisse l'énoncer donne malgré tout un léger espoir. La confiance en la nature humaine se lit entre les lignes. Sa description de ce que doit être une cuisine, par son emplacement, son mobilier, les accessoires nécessaires, utiles et non superflus, insuffle une certaine force à son texte. Nous ne sommes pas dans des visions éthérées, dans une méditation abstraite. Voilà, il faut une table en bon bois que l'on peut brosser, des chaises adaptées, de la belle vaisselle simple et solide, un wok, une plaque de découpe de bonne dimension etc… le paragraphe sur l'usage du plastique ne laisse aucun doute. Les matériaux indignes n'aident pas à fabriquer une nourriture digne. De la même façon, les vêtements, les lits, les bijoux sont évoqués parce qu'ils font partie des besoins fondamentaux, et donc à ce titre doivent être bien pensés, dans la sobriété et l'adaptation aux gestes du quotidien. Par cette lecture je suis transplantée 40 ans en arrière, mais je ne suis pas dépaysée. Je ne crois pas que mon âge y soit pour quelque chose. Bien sûr, quelques notions et attitudes me sont un peu familières. Mais cela n'a jamais été mon idéologie de prédilection. Le mouvement hippie est bien loin de moi. Tout de même, lire sous la plume de Alan Watts tant de propos marqués du simple bon sens fait plaisir. Il a sans doute prêché dans le désert. De manière assez absurde, les fausses valeurs et l'industrialisation effrénée de la nourriture sont devenues la norme. Ce qu'il dénonçait en 1960 s'est encore aggravé. Qu'est-ce que cela veut dire ? Tout simplement que plus forte est la pente (la force des profits financiers) et plus rapide est la dégradation de la vie quotidienne. Ce qui rapporte aux uns bousille la vie des autres, qui restent muets parce que gavés d'écrans de toute sorte, anesthésiés.

Alors, pourquoi éprouver ce plaisir à lire Alan Watts ? Tant qu'il y aura quelques personnalités capables de ce parler vrai, même si il est légèrement entaché de vernis utopique et bien pensant, on se reprend à espérer à un avenir différent. Malheureusement, cet avenir ne pourra être différent que pour un nombre de gens bien limité. Ceux qui s'inscrivent dans les rares marges encore existantes, ou qui cherchent des niches protectrices. Mais le plus grand nombre continuera à acheter de la nourriture industrielle, à avaler sans plaisir mais avec goinfrerie des plats trop salés, trop gras, trop sucrés, trop… Trop de trop. Trop regarder la télé. Trop acheter de gadgets inutiles. Trop de trop. La croissance névrotique, dit-il, particulièrement sensible dans la déferlante de jouets pour des enfants élevés dans la civilisation drugstore, où "on ne vit que de hamburgers, de hot dogs, d'ice-cream, de pop-corn".

Comment la société américaine pouvait-elle recevoir les critiques et les messages de ce personnage il y a 40 ou 50 ans ? propos de doux farfelu, hurluberlu sympathique mais irréaliste ? J'aimerai savoir si il a eu une influence, si son enseignement a permis que survivent des îlots de résistance à la croissance effrénée qui couvre la planète de déchets non seulement inutiles mais nuisibles.

Je sais que vient d'être réédité un livre de 1936, l'Esprit du zen. Donc un courant perdure, qu'il faudrait peut-être savoir suivre. Je m'émerveille de la pérennité des textes… Par hasard je saisis un livre sur une étagère, et me voici au cœur d'une réflexion toujours d'actualité, 50 ans après. Miracle de l'imprimerie, de l'édition, et des bibliothèques. Mais miracle à la merci d'un désherbage rapide, par délabrement du livre lui-même, méconnaissance ou choix plus idéologique d'élimination. Le livre lui-même à un aspect un peu minable. La collection Médiations chez Denoël Gonthier a mal vieilli, le papier est très jauni, l'ensemble n'incite pas à la lecture. Ce n'est pas "vendeur". Oui mais. Le texte est là, dans sa vérité de l'époque, et dans sa permanence historique. Des pépites oubliées, tellement précieuses.

 


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