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22/11/2011

La femme aux bottes

Elle traverse le village dix fois par jour, voire plus. Elle marche, légèrement penchée en avant, chaussée de bottes de caoutchouc qui paraissent trop grandes. Elle porte une blouse de travail sur ses vêtements, et un gilet, quel que soit le temps..

Elle marche toujours à la même vitesse, le visage baissé. D'un geste furtif mais ferme, elle fauche les géraniums le long du mur devant l'église et secoue le rosier des voisins absents. Elle est d'une vieille famille du pays. Son mari, ancien mineur, est mort de la silicose. Ses enfants, son fils surtout, veille sur elle, et vient régulièrement faire les courses avec elle. Elle perd la tête, tout le monde le sait ici. On l'a vue jeter des pierres sur la route, ou bien se taper sur les fesses d'un geste assez grossier au passage d'une voiture. Je m'efforce de la saluer quand je la rencontre, mais elle est indifférente à mon salut. Elle a oublié qui je suis, elle a oublié que ma sœur aurait, si elle était en vie, le même âge qu'elle, 84 ans, elle a oublié qu'à 24 ans, elle a tressé des guirlandes de fleurs des champs pour orner le cercueil de son amie, avec les autres jeunes filles du village. Cette grande absence au monde me trouble. Dans le village, on dit qu'elle est méchante. Je ne crois pas qu'elle soit méchante, elle est seulement perdue. Son agressivité est bénigne. Le cantonnier balaie les fleurs amochées, les employés de la DDE enlèvent les cailloux quand il y en a trop, mais personne n'intervient. Nous pensons tous qu'un jour, la situation s'aggravera, et qu'il faudra mettre fin à sa déambulation innocente, pour la protéger. Mais la protéger de quoi ? Je me demande si elle pense encore à sa mère, celle qui brodait les fleurs des prés sur des échantillons de lainage, qu'elle assemblait ensuite au point de chausson. À son père, qui a eu le tétanos, et que mon père veillait à l'hôpital, en maintenant ses membres tordus par les convulsions de la maladie. À sa tante, vieille originale qui disait à ma mère, sur un ton prophétique : "Madame, nous vivons un monde nouveau !" et qui vivait dans la solitude d'un hameau, dernière habitante du lieu.

Christine vit dans un monde où elle n'a plus sa place, et elle nous le dit, à chaque pas de ses bottes d'homme, les bras croisés dans le dos, immuablement.

21/11/2011

Vieille et abandonnée

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20/11/2011

L'anguille des bois

Ils sont 8 à table, tous les jours. Les parents et 6 enfants. Pas simple à nourrir ce monde-là, quand l'argent est rare. Les poules ne pondent pas, à cause du plomb broyé par le père, qui fabrique des vernis pour les potiers. Le jardin, ça va, il pousse bien, plomb ou pas. Un jour, la mère prépare un plat inconnu. Ils se régalent. Poussée par la curiosité, l'aînée des filles demande ce que c'est, là, dans la cocotte, puis dans les assiettes, qui est si bon, mais de forme bizarre, il faut bien le reconnaître. Le père rigole et dit : "c'est de l'anguille des bois". Silence autour de la table. Puis : il y a des anguilles dans les bois ? Le père, toujours rigolard : puisque je vous le dis ! Plus tard, ils apprendront qu'ils ont mangé une couleuvre. Comme quoi les couleuvres, ça s'avale, et ce n'est pas une image. Ça se passait dans les années 20, la pauvreté était aussi âpre que maintenant. Il ne faut rien oublier.

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19/11/2011

Pourquoi je n'achète pas mes livres sur Internet

Je ne suis pas moderne, et j'aime les librairies (et les bibliothèques), même si je peine à trouver les livres que je veux. Les librairies ne sont jamais assez vastes à mon goût, et jamais suffisamment achalandées. Le circuit de vente des livres est tellement court qu'il ne faut pas louper le coche. Ces raisons devraient m'inciter à privilégier l'achat sur le net. Pourtant, je persiste... Par solidarité avec les libraires, que je pense indispensables à la pérennité de la lecture. Et aussi parce que j'aime l'atmosphère d'une librairie, le va et vient des vendeurs et les acheteurs (potentiels) qui déambulent, la tête penchée sur les tables de présentation, et qui ne lèvent jamais les yeux sur les gens qui les entourent. Une communauté de passionnés qui s'ignorent, des fadas, si l'on veut, mais qui ne se vit pas comme une communauté. Je me promène au milieu des livres, protégée par ces indifférents. Je furète, j'observe, je cherche. J'écoute les conversations, je vole des conseils des libraires, je lis une page, une autre. Je constate une réédition, surprenante ou bienvenue. Rien dans une librairie ne me laisse indifférente. Après quelques décennies de fréquentation, je ne comprends toujours pas très bien le classement, et surtout je ne comprends pas pourquoi la signalisation est quasi absente des rayonnages. Un jour où j'en faisais la remarque à une libraire (jeunesse, qui plus est !), celle-ci me répondit que les habitués s'y retrouvaient très bien. Ah bon, et les autres ? Ils demandent ! Mystérieuses règles d'un commerce culturel, ou coquetterie (bien inutile) d'un commerce très particulier, et qui vit à l'écart du monde ? Demander, oui, bien sûr. Mais demander quoi quand on ne sait pas bien ce que l'on cherche ? Pourtant, on cherche. Le lieu de la librairie, malgré ses défauts, est le lieu idéal pour chercher. Demain, quand nous lirons tous sur des liseuses électroniques, comment ferons nous pour trouver ? Il faudra apprendre de nouvelles techniques d'approche. Il faudra se défaire des repères anciens, et sans doute que nous y arriverons. J'ai vu assez de bouleversements technologiques pour n'en pas douter. Mais aujourd'hui, ici et maintenant, je cours les librairies, les bouquinistes et les bibliothèques, chargée de ces biens physiques que sont les livres, dont le poids ne me décourage pas. Bientôt, comme tout le monde, j'aurai moi aussi une liseuse. Comme tout le monde je téléchargerai des fichiers, chargés de mes futures lectures mais sans poids physique. Modes d'échanges nouveaux. Mais je n'aime pas que mes lectures dépendent d'une machine, qu'une panne me laisse démunie. Je n'aime pas ne voir qu'une page d'un seul livre à la fois. Trop vieille tortue pour changer complètement de mentalité. J'aime la technologie, mais je ne veux pas m'en sentir prisonnière. Je n'aime pas la débauche d'énergie nécessaire pour que ça marche. Tiraillée entre 2 pôles, consciente de mes contradictions, je persiste à acheter des livres chez les libraires et les bouquinistes, à emprunter dans les bibliothèques. Ici et maintenant. Pour demain, on verra... demain  !